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Bouddhisme au féminin - Partageons nos aspirations, nos questionnements, nos compréhensions

 

La Complainte du sentier (Pather Panchali)
réalisé par Satyajit Ray

 

 

C’est une petite révolution qui se joue en Inde lorsque sort sur les écrans bengalis, en 1955, le premier film d’un cinéaste voué à devenir grand, Satyajit Ray. Pather Panchali (parfois intitulé en français La Complainte du sentier) signe en effet la naissance d’un cinéma d’auteur, rompant avec les codes de l’industrie hindi dominante. A posteriori, le film auréole également d’une gloire internationale l’ensemble du cinéma indien : récompensé à Cannes du prix du « Meilleur document humain » (sic), Pather Panchali ouvre les yeux d’un Occident parfois un peu rétif (à l’exemple de François Truffaut, qui aurait déclaré qu’il « ne voulait pas voir un film où les paysans mangent avec leurs mains », sans commentaire) à la prodigieuse inventivité indienne.

Quand Jean Renoir vient tourner Le Fleuve (The River, 1951) à Calcutta, Satyajit Ray n’est pas encore un aspirant cinéaste ; il vient pourtant à ses heures perdues rendre visite au grand maître français (contrairement à la légende, il ne fut pas l’assistant de Renoir sur le tournage) et observer son travail, tout en critiquant le discours, trop éloigné de la réalité indienne à son goût. Mais Renoir donne le goût à Ray, déjà grand cinéphile (il est l’un des fondateurs du ciné-club de Calcutta), d’expérimenter lui-même le passage derrière la caméra. Cela ne se fait pas sans douleur : entamé en 1950, le tournage de Pather Panchali se terminera cinq ans plus tard, avec un budget infime − Mme Ray y laissera même ses bijoux −, au grand désespoir du cinéaste, inquiet à l’idée que l’actrice interprétant la vieille femme puisse décéder entretemps ou que les deux enfants (Apu et Durga) grandissent trop vite...

L’obstination de Ray paya : Pather Panchali obtint un grand succès public et critique au Bengale et valut à son réalisateur une reconnaissance internationale immédiate. Si l’univers de Ray reste profondément indien, il est en effet patent que ses inspirations néo-réalistes (il y a beaucoup du Voleur de bicyclette dans le film) le destinait aussi à conquérir un public occidental. Ray détestait la production hindi dominante en Inde : pas question pour lui de céder à la mode des films de 3h entrecoupés de séquences musicales exaltant l’amour d’une belle héroïne et de son prince charmant. Pather Panchali révolutionne tous les codes du cinéma indien : tourné avec des acteurs pour la plupart amateurs, dans le décor ultra réaliste d’un pauvre village bengali, sans chansons mais bercé par les circonvolutions du sitar de Ravi Shankar, le film raconte la naissance du petit Apu et sa survie auprès d’une sœur espiègle, Durga, d’une mère Courage et d’un père absent.

L’industrie indienne déplora que Ray puisse montrer l’Inde dans la plus navrante réalité de son statut tiers-mondiste ; il n’y a rien pourtant de misérabiliste dans Pather Panchali. C’est avec pudeur que le cinéaste décrit le quotidien de cette famille où manger deux repas par jour est une fête mais où il faut le plus souvent se contenter de grignotages aléatoires. A l’instar d’un autre chef d’œuvre, Les Temps modernes de Chaplin, le thème de la faim est central dans le film : c’est autour d’un fruit volé ou d’un marchand de bonbons que les personnages se retrouvent et trompent la misère. Avec la faim, vient la résignation et/ou le silence pour les adultes et l’incompréhension pour les enfants. La joie et l’amour ne sont pas pour autant absentes du film, ni traités avec simplicité : l’agressivité de la mère, personnage magnifique, n’a d’égale que le don de soi et l’abnégation dont elle fait preuve. Douleur et bonheur vont de pair et Pather Panchali conjugue parfaitement la magie du sourire de Durga, filmée en gros plan, et la souffrance atroce de la mère quand sa fille meurt. Quand, au retour d’un long voyage, le père apprend que sa fille a disparu pour toujours, sa douleur se livre sans émotions factices mais dans l’émotion brute de l’instant et la rythmique si particulière au cinéma indien, où le temps semble s’écouler plus lentement qu’ailleurs.

La grande réussite de Ray se trouve bien dans la façon dont il s’empare de ses influences néo-réalistes italiennes pour faire un film aux thématiques profondément indiennes. Ray, qui venait de la grande bourgeoisie bengalie, ne connaissait rien de l’existence des villageois pauvres. Il lui insuffle pourtant un grand réalisme, tout en faisant résonner les thématiques qui lui sont chères.

En Inde, le cinéma fit et fait toujours beaucoup pour la reconnaissance du rôle vital des femmes dans un pays où elles sont encore traitées comme des êtres inférieurs.

Dans Pather Panchali, Ray souligne sans avoir l’air d’y toucher l’injustice dans le traitement réservé au fils, choyé et éduqué, quand la fille n’est bonne qu’à recevoir des gifles ou à balayer le sol de la maison. Dans le foyer, c’est pourtant la mère qui porte à bout de bras la vie des enfants quand le père fait mine de se déclarer poète ; quant à Apu le petit homme, il est guidé en tout par sa sœur plus débrouillarde que lui et ne fait que recevoir et observer d’elle. Lorsqu’elle meurt, c’est une partie de l’univers du petit garçon qui disparaît à jamais ; en prenant l’initiative de jeter dans le fleuve les perles qu’elle avait volées, il se montre enfin capable de prendre lui-même en charge sa vie, ce qu’il fera dans les deux volets suivants de la « trilogie d’Apu », Le Monde d’Apu et L’Invaincu.

Au-delà du grand bouleversement que constitua pour le cinéma indien la sortie du film, comme de la naissance d’un grand maître, Pather Panchali amène aussi à vivre l’Inde autrement que dans la vision exotique des palais de maharajahs et à relativiser les images terrifiantes de la pauvreté. Bien avant d’être un pays du Tiers-Monde ou un fantasme de Blancs nourris au karma et au yoga, l’Inde est un pays à la culture millénaire, aux ambitions artistiques dignes de sa démesure et au cinéma riche de mille joyaux. Pather Panchali est de ceux-là. Ophèlie Wiel

Source : Critikat

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